MODULE 25
LES ENTREPRISES ET LES DROITS ESC

Objet du module 25

Ce module a pour objet de clarifier l’efficacité d’une approche axée sur les droits humains pour maîtriser les préjudices résultant des activités des entreprises.

Ce module

  • examine la manière dont les entreprises (en particulier multinationales) peuvent influer sur la jouissance des droits ESC des populations;
  • clarifie la manière dont les entreprises, qui ne sont en général pas tenues légalement d’appliquer les droits humains, peuvent néanmoins être tenues responsables par le biais des obligations internationales des États vis-à-vis des droits humains; et
  • couvre d’autres stratégies susceptibles d’être utilisées afin d’obliger les entreprises à appli­quer les droits ESC.

Les entreprises et la réalisation des droits ESC

Il ne fait aucun doute que les entreprises peuvent agir au détriment des droits ESC des person­nes.  En voici quelques exemples:

Le droit à l’autodétermination (art. 1 du PIDESC)

Le comportement monopolistique ou oligopolistique des entreprises multinationales (transna­tional corporations en anglais) peut avoir un impact grave sur le droit des peuples à l’autodétermination.  À  titre d’exemple, voyons le rôle joué par la Conzic Rio Tinto Austra­lia (CRT), filiale de RTZ, dans l’île de Bougainville située sur le Pacifique.  En 1969, CRT constitua Bougainville Copper Limited, qui commença à extraire du cuivre sur l’île.  Depuis lors, plus d’un milliard de tonnes de déchets chimiques ont été déversées dans les fleuves, de vastes surfaces de forêts et de cultures ont été détruites, les travailleurs et le public ont souf­fert de graves maladies environnementales et professionnelles.

Le droit au travail et à des conditions de travail équitables et favorables (arts. 6 et 7)

Des salaires bas et discriminatoires, des politiques d’embauche et de licenciement arbitraires, des conditions de travail dangereuses et le manque de formation adéquate nuisent à la jouis­sance du droit au travail et à des conditions de travail équitables.  Les Nations Unies ont fait remarquer que  « l’acquisition de qualifications et la mobilité ascendante des travailleurs des pays hôtes sont limitées par les pratiques qu’ont les entreprises multinationales de contrôler et coordonner elles-mêmes les avoirs qu’elles possèdent au lieu d’en donner le droit d’utilisation sous licence à des entreprises locales, ainsi que par leurs tendances à amener avec elles leurs fournisseurs et à employer du personnel expatrié ». [1]

Le droit de former des syndicats et le droit de grève (art. 8)

Le VIH/SIDA et les sociétés

Selon les chiffres avancés par les Nations Unies, 25 des 34 millions de séropositifs du monde vivent en Afrique, et plus de 11 millions d'Africains sont morts du SIDA. Le traitement le plus efficace de lutte contre le SIDA coûte 10 000 dollars aux particuliers américains, alors que les revenus moyens dans un pays comme l'Afrique du Sud sont inférieurs à 1 000 dollars. Ces médicaments pourraient être fabriqués en Afrique du Sud au coût de 100 dollars par an et par patient, mais les multinationales en détiennent les brevets et n'ont pas autorisé leur fabrication pour les vendre à ce prix. En 1997, le gouvernement d'Afrique du Sud décida d'agir et promulgua des lois qui assouplissaient le régime des brevets. L'accord de l'Organisation mondiale du commerce régissant la propriété intellectuelle n'interdit pas pour autant l'octroi obligatoire de brevets, cela implique donc de faire intervenir le système juridique pour restreindre le monopole des détenteurs actuels de brevets et faciliter l'accès aux médicaments génériques. La Thaïlande avait déjà institué une licence obligatoire pour le traitement contre la méningite appelé Fluconazole-fabriqué par la multinationale américaine Pfizer-et son prix chuta de 1,50 £ à 15 pence la dose. Toutefois, l'association des fabricants sud-africains de produits pharmaceutiques, soutenus par quarante sociétés, déclarèrent que les nouvelles lois violaient leurs droits constitutionnels et l'association des produits pharmaceutiques aux Etats-Unis fit du lobbying auprès du Président Clinton pour qu'il exerce une pression sur Pretoria. L'Afrique du Sud tint bon. En septembre 1999, les sociétés suspendirent leur procès et en mai 2000, Bill Clinton signa un décret selon lequel les fonctionnaires américains ne tenteraient plus automatiquement d'empêcher les pays africains d'octroyer des brevets ou de mettre au points des formes génériques des médicaments fabriqués par les compagnies pharmaceutiques américaines.

Il va sans dire que les entreprises ten­tent souvent d’empêcher l’organi-sation de syndicats chez elles.  Les multinationales en particulier profi­tent des zones économiques spécia­les, établies par les gouvernements pour inciter les investissements étrangers, afin d’empêcher les tra­vailleurs d’organiser des syndicats.

Le droit à un niveau de vie adéquat, y compris l’alimentation, les vête­ments et le logement (art. 10)

L’empoisonnement chimique de la terre et de l’eau (par exemple, par l’exploration pétrolière) et l’expro-priation forcée des terres (par exem­ple, par les entreprises minières) peut nuire gravement à un niveau de vie adéquat.  Par ailleurs, le rôle des nouvelles technologies et le contrôle de la propriété intellectuelle par les entreprises menacent le droit à l’alimentation.  Les Nations Unies déclarent que « les brevets des plan­tes limitent déjà l’accès au ma­tériel génétique stratégique aux en­treprises industrielles et cassent le potentiel de recherche et de déve­loppement agri­cole dans les pays du sud ». [2]

Le droit à la santé (art. 12)

L’exposition de la main-d’œuvre et d’une communauté à des produits chimiques dangereux, la production et la vente de marchandises et de produits dangereux font partie des activités susceptibles de nuire au droit à la santé.  Les Nations Unies signalent en outre que les conces­sions de brevets de produits pharmaceutiques peuvent conduire à l’augmentation des prix des médicaments. 

Les entreprises et les droits de l’homme—la position juridique

Les activités des entreprises (en particulier des multinationales) qui nuisent à la jouissance des droits de l’homme peuvent-elles être considérées comme des violations de ces droits et, en particulier, des droits ESC?  La réponse à cette question dépend de la personne—juriste international ou non-spécialiste—à qui on le demande.

Un non-spécialiste sera sans doute surpris de la question et affirmera que, bien sûr, les entrepri­ses violent les droits humains.  Les actes nuisibles qu’elles commettent vis-à-vis des particuliers seraient considérés comme des violations des droits de l’homme si les États les commettaient.  Il citera peut-être, entre autres, le rôle qu’a joué Union Carbide dans le désas­tre de Bhopal, Texaco qui empoisonna des populations d’Amazonie et la société A. H. Robins qui commercialisa mondialement des contraceptifs dangereux.  Etant donné que le préjudice causé à une personne par une entreprise ou un agent du gouvernement peut très bien être le même, le non-spécialiste affirmera donc que les entreprises peuvent clairement violer les droits humains.  Comme il a été noté dans le contexte du désastre de Bhopal:

Il importe peu que la mort qui frappe des victimes endormies au milieu de la nuit soit provoquée par un escadron de la mort motivé politiquement ou par un nuage de gaz toxique.  Dans l’un ou l’autre cas, le droit à la vie d’un innocent est violé de façon inexcusable. [3]

Un juriste répondra différemment.  Même si les entreprises provoquent le même type de préju­dice que les États, elles ne peuvent pas juridiquement violer les droits humains, cela parce que, traditionnellement, le droit international sur les droits humains concerne la relation entre l’État et la personne, et non les relations entre personnes.  L’entreprise peut avoir com­mis de graves délits ou des actes négligents pour lesquels elle doit verser un dédommage­ment, mais elle n’aura pas commis de violations des droits humains.  Par conséquent, même si un État et une entreprise agissent exactement de la même manière et provoquent le même préjudice, seul l’État viole les droits humains.

Pour répondre à la question, le juriste affirmera que, même si les entreprises nuisent aux droits ESC, elles n’enfreignent pas les droits humains.

Il est néanmoins possible de juger de diverses manières les activités des entreprises qui nui­sent aux droits ESC, par le biais des approches suggérées au module 9, à la section portant sur les acteurs non-étatiques.  Pour récapituler les points examinés dans ce module:

         Les constitutions ou les lois nationales peuvent imposer aux acteurs non-étatiques des obli­gations vis-à-vis des droits humains; les militants s’attacheront à identifier ces dispo­sitions constitutionnelles ou ces lois.
         Les entreprises publiques sont considérées comme faisant partie de l’État; elles sont donc responsables aux termes des obligations de l’État.
         Les tribunaux de certains pays ont imposé des obligations directes aux acteurs non-étati­ques.  Les militants devront connaître la jurisprudence des tribunaux qui les concernent.
         Les acteurs non-étatiques, y compris les entreprises, peuvent être tenues directement respon­sables aux termes des dispositions de certains traités sur les droits humains, notamment la Convention sur le génocide.
         Les activités des entreprises peuvent être envisagées indirectement par le biais de l’«obligation de protéger » de l’État.

« L’obligation de protéger » de l’État

Comme mentionné dans le module 9, le droit sur les droits humains oblige les États à régle­menter la conduite des acteurs non-étatiques, y compris les entreprises, pour assurer qu’elles ne violent pas les droits humains.  Lorsque des personnes meurent parce qu’une entreprise a sciemment exposé ses travailleurs à des dangers ou déversé des produits chimiques toxiques dans les sources d’eau potable des communautés locales, l’on peut soutenir qu’elle prive « arbitrairement » les personnes de leurs vies.  Ces entreprises et leurs dirigeants peuvent commettre des crimes violents—meurtres ou homicides.  Si l’État ne les empêche pas d’agir ainsi, s’il n’ordonne pas de mener des enquêtes et de poursuivre ces entreprises et leurs diri­geants, il enfreint son obligation de protéger.

Cette obligation a été mise en vigueur en particulier par les Directives de Maastricht sur les violations des droits économiques, sociaux et culturels, dont la section 18 stipule:

L’obligation de protéger comprend la responsabilité qu’a l’État d’assurer que les enti­tés privées ou les particuliers, y compris les entreprises multinationales pour lesquel­les il est compétent, ne privent pas les personnes de leurs droits économiques, sociaux et culturels.  Les États sont responsables des violations résultant de leur manquement à empêcher les actes de négligence dans le contrôle de la conduite de ces acteurs non-étatiques.

Exemple illustratif

Les entreprises sont des acteurs non-gouvernementaux et l’État a l’obligation « d’éviter les actes de négligence » afin d’assurer qu’elles ne violent pas les droits des personnes.  Quels sont les droits qui peuvent être violés par les entreprises et dans quel cas un État n’exerce-t-il pas son obligation d’éviter les actes de négligence?

Une entreprise fabrique un produit chimique dangereux et potentiellement mortel.  Bien que sa direction connaisse les dangers de ce produit chimique, elle décide de ne pas en informer son personnel et de ne pas lui fournir de matériel de protection.  Non seulement les employés courent un danger, mais la communauté locale également, car l’entreprise déverse ses pro­duits chimiques dangereux dans un cours d’eau avoisinant, dont l’entreprise sait qu’il est une source d’eau potable.

L’État n’a pas de mécanismes de réglementation appropriés pour inspecter l’entreprise.  Les lois ne sont pas claires, et même lorsque l’inspecteur d’État est informé par le groupe local des droits humains de ce qui se passe dans l’entreprise, il ne prend aucune mesure.  Un cer­tain temps s’écoule et les travailleurs commencent à souffrir de graves migraines et de fati­gue; certains perdent du poids; un jour, l’un d’eux meurt.  En même temps, les membres de la collectivité locale souffrent de problèmes de santé et, au bout d’un certain temps, un enfant meurt des mêmes symptômes que les travailleurs.  Ces problèmes sont relatés dans la presse.  Aucune enquête n’est menée sur les problèmes de santé ou les décès.

Ce type d’exemple—qui n’est pas rare dans les pays développés ou en voie de développe­ment—indique un rapport entre les droits ESC d’une part, les droits civils et politiques d’autre part.

L’article 7 du PIDESC stipule: « Les Etats parties au présent Pacte reconnaissent le droit qu’a toute personne de jouir de conditions de travail justes et favorables, qui assurent notamment: . . . b) la sécurité et l’hygiène du travail ».  L’Organisation internationale du travail a vingt et une conventions qui définissent plus précisément les obligations de l’État vis-à-vis de la santé et de la sécurité.


L’article 12 du PIDESC stipule également: « Les États parties au présent Pacte reconnaissent le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale qu’elle soit capable d’atteindre. Les mesures que les États parties au présent Pacte prendront en vue d’assurer le plein exercice de ce droit devront comprendre les mesures nécessaires pour assurer . . . b) l’amélioration de tous les aspects de l’hygiène du milieu et de l’hygiène in­dustrielle. c) la prophylaxie et le traitement des maladies épidémiques, endémiques, profes­sionnelles et autres, ainsi que la lutte contre ces maladies ».

Si l’État n’a pas prévu de système adéquat pour réglementer l’entreprise, manquement qui aboutit aux maladies des travailleurs et de la communauté, il a potentiellement enfreint les articles 7 et 12 du PIDESC.  Même si cet incident particulier n’était pas considéré en lui-même comme une infraction, des documents faisant état de pratiques provoquant des mala­dies renforcent l’argument selon lequel une violation existe.

Si l’État n’a pas ordonné d’enquête qui révélerait si l’entreprise ou ses dirigeants ont commis des infractions à la loi pénale, il peut également avoir commis une infraction, en particulier s’il existe des preuves d’impunité.  En fonction du système juridique d’un pays, la conduite d’une entreprise qui provoque des blessures ou des maladies peut être considérée comme une voie de fait ou autre infraction grave au code pénal.  Si un État omet systématiquement d’ordonner des enquêtes sur ces infractions, ce manquement peut être considéré comme une violation.

Les violations du PIDESC ne sont pas les seules violations des droits humains dans ces cir­constances.  L’article 6 du PIDCP stipule que chaque être humain « Le droit à la vie est inhé­rent à la personne humaine. Ce droit doit être protégé par la loi.  Nul ne peut être arbitraire­ment privé de la vie ».

Les décès des travailleurs et des membres de la communauté locale peuvent être considérés comme résultant du manquement de l’Etat à éviter des actes de négligences en ce qui concerne le droit à la vie.  Ceci dépend de la manière dont les tribunaux ou autres organes de suivi interprètent la loi, en particulier vis-à-vis des questions suivantes:

         Peut-on dire que l’entreprise a agi « arbitrairement »?  Sa conduite n’est-elle arbitraire que si ses dirigeants ont agi intentionnellement ou suffit-il qu’ils aient agi de façon im­prudente ou négligente? 
         Qu’aurait dû faire l’État pour empêcher l’entreprise d’ôter des vies de façon arbitraire?  Jusqu’à quel point les lois et leurs systèmes d’application doivent-ils être inadéquats avant que l’inactivité de l’État constitue une infraction à son « devoir de protéger »?
         Lorsqu’un décès a lieu, quel niveau d’enquête doit-on mener sur la conduite de l’entreprise?  Jusqu’à quel point l’enquête doit-elle être inadéquate avant de juger que l’État a enfreint ses obligations?

Entreprises nationales et multinationales

Importe-t-il que la conduite en question soit celle d’une entreprise multinationale ou d’une entreprise nationale?  Les discussions sur les droits humains et la conduite des entreprises ont surtout porté sur les entreprises multinationales, même s’il est probable que les entreprises nationales provoquent dans l’ensemble davantage de dommages.  Human Rights Watch, par exemple, ne mentionne que les multinationales dans la section « Corporations and Human Rights » de son World Report 1999

Ceci n’est peut-être pas surprenant.  Il existe 40 000 entreprises multinationales possédant plus de 250 000 filiales.  Elles emploient 70 millions de personnes dans le monde, produisent 25 pour cent de tous les articles fabriqués et représentent les deux tiers du commerce mon­dial.  Dominant la nouvelle économie globalisée, elles sont extrêmement puissantes en tant qu’entreprises individuelles.  Elles peuvent déplacer facilement leur production sur la planète et ignorer les gouvernements nationaux. [4]

Une entreprise multinationale se définit comme:

un complexe d’entités juridiquement distinctes (sociétés) établies dans plusieurs pays, formant une unité économique (entreprise) et menant des activités qui transcendent les frontières nationales sous la direction d’un seul centre de décision. [5]

Dans le contexte des droits humains, les différences les plus importantes entre les entreprises ordinaires et celles qui font partie d’une entreprise multinationale sont les suivantes:

Les filiales des entreprises multinationales sont souvent plus larges que les entreprises nationales; par conséquent, elles peuvent influer sur un plus grand nombre de travailleurs, résidents locaux et consommateurs.
L’État hôte n’a souvent aucun contrôle sur ceux qui décident du fonctionnement de la fi­liale, car ces décisions sont prises au siège de la société mère, implanté dans un lieu diffé­rent hors de la compétence de l’État hôte.  Les dirigeants et directeurs locaux qui dirigent la filiale n’ont souvent que peu de contrôle sur ses activités.  Même les décisions ordinai­res sont prises au siège et communiquées aux représentants locaux.
Il est difficile à l’État hôte de contrôler la filiale de la société mère, du fait du déséquilibre des pouvoirs.  La multinationale peut avoir des structures administratives privées qui dé­passent l’exercice du pouvoir de l’État.  Elle peut fournir à l’État des devises étrangères et lui permettre d’accéder à des marchés étrangers qu’il souhaite acquérir.  C’est pourquoi l’État a très peu de pouvoir de négociation vis-à-vis des multinationales.

La situation juridique relative aux multinationales est-elle différente?  La réponse est à nou­veau non.  Bien que la Déclaration tripartite de l’Organisation internationale du travail sur les entreprises multinationales et la politique sociale promulguée en 1997 ait fixé un ensemble de devoirs spécifiques pour les multinationales, ils n’ont pas de caractère obligatoire.

Que dire des obligations juridiques de l’État vis-à-vis des multinationales?  Il convient de tenir compte de deux États: l’État hôte et l’État dans lequel est implantée la société mère.  L’État hôte continue d’avoir les mêmes obligations, citées ci-dessus, que la société soit la filiale d’une multinationale ou une entreprise nationale; il n’a aucune obligation en ce qui concerne la conduite de la société mère.

Que dire alors de l’État dans lequel est implantée la société mère?  A-t-il des obligations en ce qui concerne sa conduite lorsqu’elle viole les droits humains dans un pays où se situe une de ses filiales?  Par exemple, quelles sont les obligations d’un État lorsqu’une société mère omet d’informer une filiale des dangers que représente un produit chimique et que, suite à cette omission, les travailleurs employés par cette filiale tombent malades et meurent?

Il n’y a pas de réponse claire.  Elle est fonction des lois des différents pays.  Les tribunaux anglais, par exemple, sont compétents en matière d’homicide commis par des citoyens an­glais, même lorsque le décès a lieu dans un autre pays.  Par conséquent, l’on peut donc soute­nir que l’État anglais a l’obligation d’ordonner des enquêtes sur la conduite d’une société mère dont les actes sont susceptibles d’avoir provoqué la mort de travailleurs dans une filiale étrangère.  Il semble que les organisations des droits humains tiennent compte de ce point.  Dans son récent rapport sur la discrimination sexuelle au Mexique pratiquée par des filiales d’entreprises américaines, Human Rights Watch demande instamment au gouvernement amé­ricain de prendre un certain nombre de mesures. [6]

Toutefois, les Nations Unies ont raison lorsqu’elles déclarent dans un rapport de 1996:

Le fait est que, bien que chaque filiale de multinationale soit, en principe, sujette aux ré­glementations du pays hôte, la multinationale n’est dans l’ensemble pas pleinement responsable dans un pays donné. Il en est de même des responsabilités qu’elle omet de prendre pour les activités de ses succursales et filiales.  La portée mondiale des multinationales n’a pas en face d’elle un système de responsabilité mondial cohérent.

Ceci, affirment les Nations Unies, a suscité la demande d’« un nouvel ensemble de règles » qui doivent « représenter les normes de conduite des multinationales et préciser leurs devoirs économiques et sociaux afin de maximiser leur contribution au développement économique et social ». [7]
 

Le désastre de Bhopal: Union Carbide manque à ses responsabilités

En décembre 1984, un nuage de produits chimiques toxiques s'échappa de l'usine de pesticides américaine de Union Carbide située à Bhopal, en Inde. Trois mille personnes moururent en l'espace de quelques heures. À l'issue d'une enquête criminelle, le gouvernement indien inculpa d'homicide Union Carbide, son président aux Etats-Unis et un certain nombre d'autres dirigeants. Toutefois, ni Warren Anderson, son président, ni aucun autre représentant de la société ne se rendirent jamais en Inde pour entendre ces inculpations. Peu de temps après l'incident, le gouvernement indien promulgua la Loi sur la fuite de gaz de Bhopal (analyse des revendications), par laquelle il prit le relais au nom de toutes les victimes du désastre en affirmant que l'État indien était désormais mieux à même de tenir tête à une importante multinationale. Il entama en même temps des poursuites civiles devant les tribunaux américains, demandant la somme de 3 milliards de livres sterling en compensation. Toutefois, le Tribunal fédéral de première instance américain soutint que les tribunaux américains n'étaient pas compétents et renvoya l'affaire en Inde.

En 1989, le gouvernement indien régla l'affaire contre Union Carbide, demandant le versement de 470 millions de dollars-montant qui fut estimé totalement inadéquat-moyennant le retrait de toutes les plaintes contre la société. La valeur des actions de cette dernière augmenta immédiatement. Les victimes déposèrent une requête d'examen contre le règlement auprès de la Cour suprême indienne et au bout de nombreuses années leur cause fut admise en partie: l'affaire criminelle fut reprise, mais le montant du règlement ne changea pas. La société avait utilisé toutes les failles possibles du système juridique indien pour échapper à la responsabilité criminelle. Les efforts menés pour saisir ses avoirs n'eurent qu'un succès limité, car Union Carbide India Ltd. conclut ses activités et vendit ses actions pour tenter de changer de personnalité morale.

Tout en poursuivant leurs efforts pour amener les dirigeants de la société à faire face aux accusations criminelles, les groupes de victimes ont également lutté pour obtenir la distribution des compensations. Le gouvernement a adopté un mécanisme d'analyse individuel des revendications qui oblige les victimes à fournir des preuves au cas par cas. Pendant que les experts s'enlisent dans l'analyse des innombrables cas, rejetant la majorité et n'octroyant que des compensations minimales, les 470 millions de dollars produisent des intérêts pour la Reserve Bank of India.

Les manifestations des victimes forment les images les plus consternantes de la lutte. Marchant lentement, elles s'arrêtent toutes les quelques minutes pour reprendre haleine. Elles sont trop faibles pour chanter ou crier des slogans. Les victimes de la fuite de gaz de Bhopal marchent depuis plus de quinze ans. Pendant combien de temps devront-elles continuer?

Implications stratégiques de l’obligation juridique internationale de l’État de protéger

L’analyse juridique ci-dessus indique que les militants peuvent utiliser directement le droit international sur les droits humains pour les entreprises qui violent ces droits.  L’allégation est présentée contre l’État plutôt que contre l’entreprise.  Deux degrés de preuves sont exigés:

·        Preuves que l’entreprise a violé un droit aux termes d’une convention des droits humains ratifiée par l’État
·        Preuves que l’État a manqué à son obligation d’éviter les actions négligentes, ne permet­tant pas de protéger une personne contre la violation commise par l’entreprise

Ces informations sont alors transmises au Comité des droits de l’homme (pour les violations du droit à la vie), au CDESC ou à l’OIT.  Elles peuvent également servir de base dans le ca­dre d’une affaire portée devant les Cours des droits de l’homme européenne ou interaméri­caine (voir les modules 29 et 30).

La situation juridique importe-t-elle?

Mis à part quelques exceptions, le seul moyen d’amener les entreprises à faire face à leurs responsabilités, en ayant recours au droit sur les droits humains, consiste à invoquer l’obligation de protéger de l’État.  Ce n’est qu’alors que les tribunaux des droits humains ou les organes de suivi examineront une plainte.

Les non-spécialistes auront toutefois du mal à comprendre la distinction faite entre les entrepri­ses qui omettent d’agir pour protéger les droits humains et celles qui les violent di­rectement.  Les entreprises sont souvent critiquées alors qu’elles n’ont pas strictement com­mis de violation juridiquement parlant.  Néanmoins, quelle que soit la situation juridique, les entreprises sont souvent sensibles aux critiques et y répondent comme si elles avaient des obligations vis-à-vis des droits humains.  C’est sur cette notion que sont menées les campa­gnes pour les encourager à établir ou adopter des codes de conduite.  Ces codes sont volontai­res et les entreprises qui poursuivent des activités directes dans le Tiers Monde ou qui ont des relations commerciales avec des entreprises du Tiers Monde y adhèrent.  À  titre d’exemple, le gouvernement britannique a parrainé une organisation appelée Ethical Trading Initiative (Initiative du commerce éthique) ou ETI. [8]   L’ETI a rédigé un code contenant une série de dispositions fondées sur des normes internationales; les entreprises britanniques qui l’acceptent doivent assurer que leurs partenaires commerciaux le respectent.  Par exemple, ces partenaires ne doivent pas:

         avoir recours au travail forcé
         empêcher la liberté d’association et le droit de négocier collectivement
         avoir des conditions de travail dangereuses ou pas saines
         avoir recours au travail des enfants
         distribuer des salaires inférieurs au salaire vital
         exiger un nombre excessif d’heures de travail
         avoir des pratiques d’emploi discriminatoires.

En 1998, Amnesty International publia Human Rights Principles for Companies et Human Rights Guidelines (Principes des droits humains pour les entreprises et Directives sur les droits humains), ouvrages destinés directement aux entreprises.  Les Directives affirment:

Les entreprises ont une responsabilité directe concernant l’impact de leurs activités sur leurs employés, les consommateurs de leurs produits et les collectivités dans les­quelles elles fonctionnent, ce qui signifie qu’elles doivent assurer la protection des droits humains dans le cadre de leurs propres activités.

Elles proposent également que

toutes les entreprises doivent adopter une politique explicite sur les droits humains qui englobe le soutien public de la Déclaration universelle des droits de l’homme.  Elles établiront des procédures qui assureront l’examen de toutes les activités en ter­mes de leur impact potentiel sur les droits humains et elles prendront des mesures de sauvegarde pour assurer que leur personnel ne sera jamais complice d’infractions aux droits humains . . .

Les publications d’Amnesty International demandent également aux multinationales de « promouvoir des normes semblables auprès de tous les tiers en relation avec elles ou agis­sant en leur nom », y compris « leurs entrepreneurs, fournisseurs et partenaires ».  Amnesty soutient qu’une entreprise qui ne respecte pas ces normes peut voir sa réputation ternie.

L’aspect plus difficile consiste à faire appliquer ces codes de conduite.  Comment est-il possi­ble d’assurer que les entreprises ou leurs partenaires commerciaux locaux les respectent ef­fectivement?  L’ETI, par exemple, s’efforce de trouver un système de suivi efficace.  L’autre problème concerne les sanctions.  Quelles sanctions convient-il d’utiliser si des entreprises enfreignent le code?  Par ailleurs, il est fort possible que seules les entreprises qui ont des bonnes pratiques signent ce code.  Toutefois, même si ces codes sont volontaires, qu’ils n’ont pas de caractère obligatoire et qu’il peut être difficile d’effectuer le suivi de leur application indépendamment, ils fournissent au moins une structure efficace qui permet de juger de la conduite d’une entreprise. [9]

Au-delà du droit international des droits humains

Le recours au droit international des droits humains est certainement une stratégie qui tente d’obliger les États à contrôler les entreprises.  Il est toutefois important de garder à l’esprit que des recours intérieurs peuvent très bien être disponibles.  Même s’il n’est pas juridique­ment possible de contrôler les entreprises en vertu du droit international des droits humains, elles doivent obéir aux droits civil, pénal et constitutionnel dans un pays et les États ont l’obligation de s’en assurer.  Les militants n’oublieront pas non plus que le droit interne et le droit international ne sont pas nécessairement incompatibles.

Le droit constitutionnel

À  l’instar du droit international, le droit constitutionnel concerne principalement la relation entre les États et les personnes.  En fonction des droits particuliers contenus dans la constitu­tion, il peut être possible de soutenir (en suivant la même logique que ci-dessus), que l’État a violé les droits constitutionnels d’une personne en n’empêchant pas une en­treprise d’agir d’une certaine manière.  Il y a deux moyens possibles de formu­ler cet argument:

La Constitution sud-africaine

La Constitution sud-africaine de 1996 est tout à fait innovante, car sa section 8 prévoit que sa Charte des droits non seulement lie l'État, mais aussi les " personnes morales ". Le terme " personnes morales " s'applique clairement aux sociétés. La Charte des droits sud-africaine couvre les droits liés à l'égalité, à la liberté et à la sécurité de la personne, à la liberté d'association et d'expression, le droit à des pratiques loyales en matière d'emploi et le droit à un environnement sans danger.

Elle permet par conséquent à ses citoyens de plaider devant un tribunal qu'une société a violé leurs droits aux termes de la Charte des droits, point qui implique de vastes possibilités stratégiques.

 

         L’État n’a pas agi pour éviter les actions négligentes et donc pour ar­rêter certaines viola­tions.
         L’État n’a pas entrepris d’enquêtes criminelles sur des entreprises ou leurs dirigeants, il n’a pas porté d’accusations criminelles contre el­les lorsque les preuves étaient suffi­santes, ou il n’a pas fait en sorte que son système permette de mener des enquêtes et des pour­suites contre elles—par exemple, en Inde contre Union Carbide et au Bangladesh, contre Occi­dental au sujet d’une fuite de gaz.

Le droit pénal

Les décès, blessures ou dommages matériels provoqués par les activités d’une entreprise peuvent résulter de la conduite criminelle de cette dernière ou de ses dirigeants.  Cette conduite peut exiger des poursuites contre l’entreprise ou ses dirigeants pour infraction aux textes réglementaires ou pour délit conventionnel avec violence.

Si les pouvoirs publics n’engagent pas de poursuites, il peut être possible de « faire appel » de cette décision.  Si le procédé échoue, une autre option est d’entreprendre des poursuites pri­vées.

En ce qui concerne les décès résultant des activités des multinationales, l’État dans lequel est implantée la société mère peut également poursuivre en justice ses dirigeants ou directeurs si les cours sont compétentes pour les décès qui se sont produits dans d’autres pays.  Si les pou­voirs publics de ces pays n’ordonnent pas d’enquête ou de poursuites judiciaires, il est possi­ble d’ordonner un examen judiciaire ou d’intenter des poursuites privées.

Le droit civil

Un autre recours possible consiste à demander une compensation.  Lorsqu’il est prouvé qu’une entreprise, agissant avec négligence, a provoqué des préjudices personnels ou maté­riels, le recours peut s’effectuer au niveau national contre la filière. Dans certains cas, il n’est même pas nécessaire de prouver la négligence.

Cape Asbestos-poursuites civiles entreprises contre une société mère

Cape PLC, anciennement Cape Asbestos Company Limited, a exploité de 1890 à 1979 de l'amiante bleu et brun au Cap Nord et dans les provinces du nord d'Afrique du Sud. L'amiante extrait de ces mines provoqua dans le monde entier une série de blessures et de morts parmi les mineurs, les transporteurs, les travailleurs d'usines et les personnes vivant à proximité de ces exploitations. Les victimes vivant aux Etats-Unis et au Royaume-Uni ont pu recevoir des dédommagements, mais non celles qui vivent en Afrique du Sud.

En février 1998, le cabinet Leigh Day Solicitors entama une procédure demandant des dédommagements devant les Hautes cours anglaises au nom de trois travailleurs et de deux habitants locaux souffrant d'asbestose ou de mésothéliome. Cette demande était fondée principalement sur le caractère négligent du contrôle des activités mondiales de la société depuis l'Angleterre et sur le fait que la société n'avait pris aucune mesure pour réduire l'exposition à l'amiante afin qu'elle ne présente pas de danger. La société soutint que l'affaire devait être entendue devant les cours sud-africaines, mais, en juillet 1998, la Cour d'appel anglaise prit une décision sans précédent. Elle décida qu'étant donné que " les infractions invoquées de . . . devoir de prudence . . . avaient eu lieu en Angleterre plutôt qu'en Afrique du Sud ", l'affaire pouvait être poursuivie au Royaume-Uni. En janvier 1999, les avocats entreprirent deux autres procédures contre la société, qui portèrent à pratiquement 2 000 le nombre de plaintes. Une décision juridique récente a toutefois soutenu que, étant donné le nombre de cas, l'affaire devait être entendue en Afrique du Sud. L'affaire est à l'heure actuelle portée en appel.

Il arrive souvent que la filiale ne dispose pas d’avoirs suffisants pour faire face à une plainte ou que les actes et décisions qui ont donné lieu à la plainte émanent de la société mère.  Il est possible, en fonction du degré de contrôle de la société mère sur sa filiale, d’intenter un pro­cès à la société mère.  Même si ce contrôle est étroit, les entreprises persuadent souvent les tribunaux de ne pas juger l’affaire dans le pays de la société mère—où les dommages et inté­rêts accordés sont élevés—mais devant les cours du pays hôte de la filiale.  Une importante décision prise récemment en Grande-Bretagne facilite les procès contre les sociétés mères d’une entreprise multinationale britannique. [10]

Auteur:  L’auteur de ce module est David Bergman.

NOTES


1.  Nations Unies, Rapport du SG sur l’effet des activités et des méthodes de travail des sociétés transnationales sur la pleine jouissance de tous les droits de l’homme, en particulier les droits économiques, sociaux et culturels et le droit au développement, juillet 1996, ONU Doc. E/CN.4/Sub.2/1996/12 (ci-après cité comme Rapport sur sociétés transnationales), paragraphe 48.

2.  Rapport sur sociétés transnationales, para. 35.

3.  Tribunal permanent des peuples (troisième session, 1992, sur les dangers industriels et les droits humains), Conclusions et jugements à 14.

4.  Voir B. Hepple, « New Approaches to International Labor Regulation », Industrial Law Journal 26, no. 4 (décembre 1997): 353-66.

5.  A. Fatouros, Transnational Enterprise in the Law of State Responsibility, 362.

6.  Voir Human Rights Watch, « Mexico, A Job or Your Rights: Continued Sex Discrimination in Mexico’s Maquiladora Sector » (décembre 1998).

7.  Rapport sur sociétés transnationales, note 1 au-dessus.

8.  Pour un supplément d’informations, voir OCDE, « Les codes de conduite des entreprises—étude approfondie de leur contenu » (juin 2000) à www.oecd.org/ech/index_2.htm (titre original: « codes of corporate conduct »)  Voir également www.ethicaltrade.org.

9.  Voir, par exemple, Reebok International Ltd., « Human Rights Production Standards » ou les politiques de Timberland et BP.

10. Voir Moses Fano Sithole et 20 autres v. Thor Chemicals, Queens Bench Division, 31 (juillet 1998).


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